Juppé et le monstre
des quais
Il y a un monstre sur les quais de Bordeaux. Non, ce n'est ni un assassin, ni un
animal sauvage. C'est un monstre moderne d'aliénation des masses, et c'est "not'
bon maire" Alain Juppé qui l'a enfanté.
Soleil de plomb et ciel bleu : ce dimanche 24 octobre, c'était le grand retour de l'été
à Bordeaux. "Y'a plus d'saison" comme disaient autrefois les vieux,
qui n'avaient jamais entendu parler de réchauffement climatique ni de protocole de Kyoto.
Autant le dire, l'admettre, l'avouer : oui, j'ai profité du beau temps pour aller me
promener sur les quais de Bordeaux. Mais attention, pas n'importe où : pas les quais rive
droite, pas les quais nord ou centre. Oui, je suis allé me compromettre dans le nouveau
temple de l'aliénation humaine mis en place dans les anciens hangars du port de Bordeaux.
Certes, ces immenses hangars étaient abandonnés depuis des décennies et il n'était pas
stupide d'en faire quelque chose. Mais le maire de Bordeaux a souhaité laisser une trace
dans l'Histoire en battant tous les records d'horreur.
Voyez donc : d'immenses grandes surfaces (jardinage, bricolage, électroménager et
technologie), ouvertes en continu en particulier le dimanche. Et, pour enfoncer
définitivement le clou, un hangar quasi exclusivement affecté au parking automobile (à
plusieurs étages), de même que les terrasses de trois autres hangars.
Partout en France, il n'est question que de réduire la circulation automobile : les
villes sont asphyxiées tant par la pollution que par les embouteillages. A Bordeaux
même, le tramway a fait son grand retour (après une éclipse de quelques décennies).
Hélas, trois fois hélas, le maire a gaspillé une occasion historique de libérer
Bordeaux de la tyrannie automobile : de nombreux parkings souterrains ont été construits
en centre ville en même temps que le tramway qui, logiquement, ne parvient pas à
dissuader les automobilistes.
Et ce n'est pas seulement parce que Juppé a souhaité s'offrir une première mondiale
avec une alimentation par le sol qui génère
d'innombrables pannes. Non, si les voitures s'entassent encore aujourd'hui à Bordeaux,
comme au cur des années 80, c'est parce que
tout est fait pour ça !
Ainsi, ce dimanche, j'ai pu assister à d'impressionnants embouteillages : pour pénétrer
dans le temple des hangars, les automobilistes s'aliénaient dans une file d'attente qui
empiétait largement sur les voies de circulation des quais. Un véritable cauchemar.
Avant qu'on ne me fasse l'objection, je le dis moi-même : oui, il y avait un monde fou ce
dimanche, les magasins et multiples restaurants étaient bondés, les quais envahis de
milliers de promeneurs. Un vrai "succès populaire". Je vois déjà l'objection
: les gens sont heureux ainsi et, si je proteste, c'est que je suis un
"écolo-élitiste" qui, en fin de compte, n'a que mépris pour le peuple.
Oui, c'est vrai : les foules étaient présentes, et chacun est venu librement, sans y
être contraint. Et pourtant
Pourtant, est-ce que "les gens" ont vraiment le choix ? Est-ce que, s'ils
savaient, ils ne préfèreraient pas une autre vie, "les gens" ? Est-ce une vie
de manger des poulets à la dioxine, des OGM, des pesticides, des aliments irradiés, etc.
? Est-ce une vie de respirer du gaz carbonique, de l'ozone, de l'amiante ? De polluer et
être pollué ? De s'entasser le dimanche dans des grandes surfaces qui exploitent les
étudiants désargentés et détruisent les petits commerces de proximité ? Est-ce une
vie, trente ans après les premiers délires de l'automobile urbaine, d'être encore
prisonnier des embouteillages en 2004, qui plus est un beau dimanche d'automne ?
Il parait que Juppé a fait beaucoup pour Bordeaux, en particulier avec ses deux projets
phares : le tramway et la rénovation des quais. Résultat : le tram déraille et les
quais sont colonisés par les voitures. Chaban avait lentement mais sûrement laissé
mourir Bordeaux, Juppé l'a réveillée à grands coups de feux d'artifices et de
"rénovations urbaines" antisociales. Chaban avait laissé les quais de Bordeaux
à l'abandon, Juppé y a enfanté un monstre.
A tout prendre, je préfère... que Chaban revienne !
Stéphane Lhomme, le 26 octobre 2004