Sud-Ouest - Mercredi 31 août 2005
MONTREAL. --Alain Juppé donne son premier cours cet après-midi à l'Enap de Montréal. La
polémique qui avait suivi sa nomination en février est retombée
Juppé en professeur
C'est cet après-midi, entre 13h30 et 16h30 (19h30
et 23h30 en France), qu'Alain Juppé essaiera son tout nouveau costume de professeur. La
séance se déroulera dans une petite salle au confort spartiate, au quatrième étage du
bâtiment montréalais de l'Enap (Ecole nationale d'administration publique), un cube de
verre dont les couloirs ressemblent à ceux d'un hôpital, posé dans une longue rue calme
de la métropole québécoise, au milieu de maisons pour la plupart transformées en
logements étudiants.
L'ancien maire de Bordeaux aura face à lui
vingt-cinq étudiants venus l'écouter parler de l'Etat et de la mondialisation.
L'écouter mais aussi le questionner, voire le contredire. Car le cours se veut interactif
et pas magistral. De surcroît, les élèves d'Alain Juppé ne sont pas des
postadolescents. La moyenne d'âge est de 36 ans et la plupart ont déjà de nombreux
diplômes dans leur cartable. Le premier cours de ce professeur venu de France a en fait
eu lieu hier soir entre 17 h 30 et 20 h 30 (heure locale) sur le site de Gatineau à
Ottawa, l'un des cinq sites dont dispose l'Enap au Québec. Cet automne, l'ancien Premier
ministre partagera donc son enseignement entre Montréal et la capitale fédérale. Cet
hiver, ce sera entre Montréal et Québec, soit deux heures et demie de route, à moins
qu'Alain Juppé préfère le train pour éviter la rudesse de l'hiver canadien.
Master class mi-septembre. Pour ce premier cours cet après-midi, l'Enap a dû
fermer la porte à de nombreux étudiants, curieux de voir et d'écouter Alain Juppé,
mais aussi et surtout à une légion de journalistes locaux ou venus de France. « Il y
aurait eu plus de journalistes que d'étudiants dans la salle », explique Claude Bédard,
l'un des responsables de l'Enap. « Avec M. Juppé, nous sommes donc convenus du principe
d'une master class ouverte à tous dans une quinzaine de jours. »
Cette curiosité se comprend mieux quand on se
rappelle la polémique suscitée en février dernier par l'annonce de la venue d'Alain
Juppé comme professeur en CDD à l'Enap du Québec. Tribunes libres et pétitions
rédigées par les adversaires ou les partisans de cette nomination s'étaient succédé
dans les colonnes du « Devoir ». « Le contexte s'y prêtait, souligne Antoine
Robitaille, journaliste politique au "Devoir". Le Québec était lui-même
agité par une affaire de détournement de fonds publics au profit du Parti libéral au
pouvoir. De surcroît, les relations diplomatiques entre la France et le Québec étaient
alors tendues. Il faut enfin savoir que l'université au Québec reste un bastion de
gauche. Le recteur de l'université est un grand ami de Lionel Jospin. »
« La page est définitivement tournée,
assure Dominique Beaulieu, directeur des communications à l'Enap. La nomination d'Alain
Juppé avait été largement approuvée par le corps professoral et le conseil
d'administration de l'Enap. Aujourd'hui, M. Juppé nous a demandé d'être traité comme
un professeur normal, rien de plus, rien de moins. Il disposera d'un bureau et partagera
les services d'une secrétaire avec d'autres professeurs. Des professeurs qui étaient
favorables à sa venue », juge utile de préciser M. Beaulieu.
Entre gens civilisés. Ce qui n'était pas le cas d'Yves Boisvert, le bien
nommé. Celui-ci et Alain Juppé se sont croisés la semaine dernière lors d'une réunion
de préparation de l'année à venir, et s'ils ne se sont pas sauté au cou, ils ne se
sont pas non plus sauté à la gorge. « Nous sommes des gens civilisés, explique Yves
Boisvert. Un vote a eu lieu en faveur d'Alain Juppé et je suis un démocrate. Je vais
faire mon travail et Alain Juppé fera le sien, avec beaucoup de talent j'en suis certain.
Je n'ai d'ailleurs jamais mis en cause ses compétences professionnelles ou
intellectuelles. Mais j'enseigne ici l'éthique gouvernementale et, avec d'autres, j'ai
considéré qu'un homme qui avait été condamné en France dans une affaire de
détournement de fonds publics n'était pas le mieux habilité à enseigner à l'Enap.
J'aurais préféré qu'il vienne à Montréal une fois sa sanction accomplie. »
S'il a jeté la polémique au Saint-Laurent,
Yves Boisvert n'en reste pas moins amer. Moins par la venue d'Alain Juppé que, dit-il, «
par la pauvreté, voire la malhonnêteté intellectuelle des arguments de ceux qui ont
pris le parti de l'ancien maire de Bordeaux. On nous a seulement traités de moralistes à
l'américaine », soupire-t-il en se référant à un article de Bernard-Henri Lévy. «
Lui, si je l'avais eu comme étudiant, je lui aurais demandé de me refaire sa copie. »
Qui paie ? L'autre chef de file de la fronde anti-Juppé, Gérard Bouchard,
frère de l'ancien Premier ministre québécois, préfère quant à lui se passer de
commentaires. « J'avais dit ce que j'avais à dire, je n'ai rien à ajouter. » Quant à
l'Association des étudiants, elle souhaite profiter du prochain conseil d'administration,
le 9 septembre, pour savoir qui paie les 93 000 euros annuels d'Alain Juppé. « Cela
correspond à 140 000 dollars canadiens, alors que les autres professeurs perçoivent 80
000 dollars, explique Alain Blais, le président de l'Association des étudiants. « Le
directeur de l'Enap est toujours resté évasif sur les salaires des professeurs qu'il
invite, notamment pour faire connaître l'Enap, ce qui, c'est certain, a été le cas avec
M. Juppé. En tout cas, nous l'aurons à l'oeil pour être sûrs que son enseignement est
à la hauteur de son salaire. Mais bon, vu son passé politique, il doit avoir la couenne
assez dure pour le supporter. »
Sud-Ouest - Jeudi 1er septembre 2005
MONTREAL. -- L'ancien maire de
Bordeaux a donné hier son premier cours au Canada
« Bonjour, je m'appelle Alain Juppé »
Alain Juppé n'a vraiment pas été gâté par la
météo pour le premier cours qu'il a donné hier à l'Ecole nationale d'administration
publique de Montréal, entre 13 h 30 et 16 h 30 (19 h 30 et 22 h 30 heure française).
Toute la journée la métropole québécoise, sur laquelle régnait jusqu'à présent un
beau soleil d'été, a en effet été inondée par des seaux d'eau et balayée par des
bourrasques, derniers vestiges de l'ouragan Katrina qui a dévasté la Nouvelle-Orléans.
Cette météo hostile n'a pas empêché l'ancien maire de Bordeaux d'être pile-poil à
l'heure dans la petite salle du quatrième étage du bâtiment de l'ENAP où, pendant ce
trimestre, il traitera de l'Etat et de la mondialisation devant une vingtaine
d'étudiants. Pour cette prise de contact, à laquelle assistait une équipe de la
télévision canadienne qu'il a laissé filmer pendant quelques minutes avant de refermer
la porte, Alain Juppé a choisi la voie traditionnelle des présentations réciproques. Et
il a commencé par lui-même en évoquant son cursus scolaire et universitaire, son
parcours professionnel à l'Inspection des finances puis à la direction des finances de
la mairie de Paris puis enfin son parcours politique. Il est vrai que, dans la salle, si
certains connaissaient déjà Alain Juppé, comme Philippe, un étudiant québécois qui a
passé son année universitaire 2003-2004 à l'Institut d'études politiques de Bordeaux,
ou Cyril, un étudiant lyonnais qui étudie depuis trois ans à Montréal, plusieurs de
leurs collègues n'auraient pas brillé à un Quizz spécial Juppé.
Les démêlés judiciaires : « aucun
intérêt ». « Ce cours fait
partie du programme et c'est pour cela que je suis là », explique l'un d'entre eux qui
avoue n'avoir jamais entendu parler d'Alain Juppé. Un de ses voisins, d'origine
africaine, sait qu'il a été premier ministre et qu'il aura donc des choses
intéressantes à dire sur l'Etat et la mondialisation. « Le thème m'intéresse mais
c'est d'abord pour Alain Juppé que je m'y suis inscrit. »
Pour eux, la polémique sur les démêlés
judiciaires de l'ancien président du RPR « n'a absolument aucun intérêt ». « Je me
destine à la fonction publique, alors vous ne serez pas étonné que je fasse appel au
devoir de réserve », précise Cyril tandis que Philippe est impatient de découvrir la
nouvelle facette d'Alain Juppé. « Il a été mon maire pendant un an; maintenant ce sera
mon professeur.»
Sud-Ouest - Vendredi 2 septembre 2005
ALAIN JUPPE - L'ancien maire de Bordeaux et
sa famille ont trouvé leurs marques à Montréal où ils vont séjourner jusqu'en
juillet. Mais l'envie de politique et la nostalgie de Bordeaux n'ont pas disparu
Québécois au quotidien
Cela fait aujourd'hui un mois, jour pour jour,
qu'Alain et Isabelle Juppé ont posé leurs valises à Montréal, dans le quartier
résidentiel francophone d'Outremont, avec leur fille Clara, Charline, la fille
d'Isabelle, et une jeune étudiante bordelaise qu'ils hébergent. La famille Juppé a élu
domicile dans une jolie maison blanche, confortable et sans prétention, dont le perron
donne sur un vaste parc. Les Juppé sont les voisins immédiats de Luc Plamandon et leur
chemin croise souvent celui d'une importante communauté de juifs ultra-orthodoxes, elle
aussi installée dans les maisons environnantes.
« Il y a quelques jours, Isabelle faisait son
jogging en short. Un des membres de la communauté s'est mis la main devant les yeux pour
ne pas la regarder », s'amuse Alain Juppé.
« L'école de Charline et Clara est à dix
minutes à pied, le centre de Montréal également, et l'Enap n'est pas très loin non
plus », poursuit l'ancien maire de Bordeaux, qui compte profiter des derniers beaux jours
pour se rendre à vélo sur son nouveau lieu de travail, plutôt qu'au volant du 4x4 dont
il a fait l'acquisition en prévision de l'hiver. Une saison dont le couple Juppé avoue
qu'il la redoute un peu. « Certains nous disent que c'est terrible, d'autres nous
assurent qu'on la supporte très bien. On verra. En attendant, je me rends compte qu'on ne
s'est pas encore préoccupé d'acheter des vêtements spéciaux. »
« Pas totalement inconnu ». Si Alain Juppé apprécie également Outremont,
c'est pour ses nombreux restaurants de toutes nationalités il en a déjà essayé pas mal
avec sa femme et pour les commerces de proximité, où il se rend à pied en toute
décontraction, jean, chemise Lacoste et un cabas à la main. Un Québécois comme les
autres. « Je ne suis malheureusement pas totalement inconnu », glisse-t-il avec une
pointe de coquetterie, racontant qu'il s'est fait saluer par des habitants du quartier,
par un vendeur marocain d'Ikea où il allait acheter des étagères, par un autre vendeur
marocain de Future Shop (l'équivalent de Planet Saturn), sans oublier ces Bordelais qui
fêtaient un mariage chez Schwartz, le restaurant juif couru par le Tout-Montréal. « Par
contre, je vous garantis que quand j'ai été dans l'Alberta pour une conférence,
personne ne m'a parlé du tramway de Bordeaux. »
L'ancien Premier ministre se satisfait
visiblement de cet anonymat, à peine troublé par le reportage qu'est venu tourner la
télé canadienne, et qui sera diffusé le 6 septembre. « Ils nous ont même filmés en
train de prendre le petit déjeuner », soupire-t-il. Et il est presque fier de montrer
son bureau à l'Enap de Montréal, une petite pièce au confort monacal, avec un
ordinateur qui fait un bruit de sèche-cheveux à l'allumage. « Ca, c'est pour ceux qui
s'imaginent que je suis traité ici comme une vedette », dit-il en revendiquant son
statut de professeur comme les autres.
S'il était un peu stressé par sa rentrée
universitaire, Alain Juppé avoue aujourd'hui que les deux premiers cours à Gatineau et
à Montréal « se sont très bien passés. J'apporte aux étudiants la dimension
européenne qui leur manque un peu et, de mon côté, je profite de leur comportement
nord-américain. »
« Bordeaux me manque toujours autant ». En un mois, grâce à ses lectures de la presse ou
à ses rencontres il a par exemple déjeuné avec le chanteur Robert Charlebois. Alain
Juppé se forge une idée plus précise de la vie québécoise qui, dit-il, nourrit sa
réflexion sur la société française et sur son cours consacré à l'Etat et à la
mondialisation, beaucoup mieux acceptée ici que dans l'Hexagone. L'ancien Premier
ministre avoue son intérêt pour la politique d'immigration et d'intégration, le
multiculturalisme québécois, le mélange d'étatisme pour la protection sociale et de
libéralisme économique avec le contre-exemple paradoxal de la Société des alcools du
Québec (premier importateur mondial de vins français) qui détient le monopole exclusif
de la vente d'alcool. « D'ailleurs, je remarque avec tristesse que peu de restaurants
québécois offrent du vin de Bordeaux sur leur carte. »
Bordeaux, justement. « La vie politique
nationale ne me manque pas du tout, même si je la suis dans la presse quotidienne. Mais
par contre, Bordeaux toujours autant », reconnaît l'ancien maire, qui démarre au quart
de tour quand on évoque le tramway (« je suis quand même très déçu par les
problèmes de l'alimentation par le sol »), la colonne de la Victoire (« d'après les
messages que je reçois, elle est entrée dans les moeurs ») ou le futur pont levant («
je ne comprends toujours pas l'hostilité de certains maires de la rive droite ») avant
de se réfréner lui-même et de réatterrir à Montréal.
« Pas dans l'état d'esprit du retour ». Et en décodant ses déclarations, on a peu de peine
à imaginer que c'est un billet d'avion Montréal-Bordeaux qu'il devrait prendre dans dix
mois. « Pour l'instant, je viens juste d'arriver à Montréal et je ne suis pas du tout
dans l'état d'esprit du retour. Ce qui est certain, c'est que, quoi qu'insinue le
microcosme politique, j'irai au bout de mes onze mois au Québec. J'ai un contrat moral
avec ma famille et avec l'Enap. Je suis sans cesse sollicité pour des colloques et des
conférences au Canada et aux Etats-Unis. Et puis, j'ai aussi envie de découvrir le pays,
Vancouver, la Gaspésie ou les îles de la Madeleine. »
L'envie de politique, elle, n'est pas passée.
« Je me tiens éloigné de la vie politique depuis ma condamnation, en décembre dernier,
et l'éloignement géographique n'a fait qu'accentuer les choses », dit Alain Juppé, en
lâchant quand même un commentaire acide sur les chiraquiens de la première heure « qui
ont tourné casaque » pour Sarkozy, ou en accordant une bonne note à Dominique de
Villepin, à propos duquel il dément toute rumeur de brouille. « J'imagine volontiers
qui l'a propagée. Comme c'était écrit dans les journaux, tout le monde l'a pris pour
argent comptant. Mais savez-vous avec qui Isabelle et moi avons dîné la veille de notre
départ à Montréal ? Avec Dominique et sa femme. »
Et dans dix mois ? « Je n'ai jamais dit que
je ne referai pas de la politique, mais je n'ai pas dit quand. Je viens de passer le cap
de la soixantaine. Le business, je n'y connais rien et ce n'est pas mon truc.
L'enseignement, ça me plait, certes, mais ma vraie vie, c'est la politique. »